18 juin 1694 : la victoire oubliée de Vauban à Camaret-sur-Mer

En 1694, depuis plusieurs années, le royaume de Louis XIV affronte une vaste coalition européenne menée par le roi d’Angleterre Guillaume d’Orange. C’est la guerre de la Ligue d’Augsbourg qui a débuté en 1688 et qui durera jusqu’en 1697. Guillaume d’Orange gouverne à la fois l’Angleterre et sa terre d’origine les Provinces-Unies, ancêtre des Pays-Bas, comme « stathouder », une sorte de gouverneur général. L’Angleterre et les Provinces-Unies sont les deux plus importantes puissances maritimes de l’époque. Regroupant ces deux puissances sous son autorité, et souhaitant s’assurer la maîtrise de l’Atlantique, Guillaume d’Orange prend pour cible la marine française et en particulier sa grande base navale dans l’Atlantique : le port de Brest. 

 

Les Français se préparent 

Au printemps 1694, de nombreux renseignements parviennent aux Français sur l’imminence d’une grande attaque anglo-hollandaise contre la rade de Brest. L’année précédente, la ville de Saint-Malo avait déjà été la cible d’un raid de la marine anglo-hollandaise pour se venger de la victoire remportée par l’amiral Tourville lors de la bataille navale de Lagos. Vauban, qui est inspecteur général des fortifications du royaume, parcourt la Bretagne depuis plusieurs années déjà pour en fortifier les ports et les côtes. Louis XIV prend alors la décision exceptionnelle de le nommer commandant de la place de Brest. Cette décision est exceptionnelle car en sa qualité d’ingénieur Vauban n’était pas censé exercer un commandement militaire actif. Ce choix, contraire aux traditions militaires de l’époque, montre la confiance que Louis XIV possède pour son dévoué inspecteur général des fortifications.  De manière toute aussi exceptionnelle, l’autorité de Vauban est étendue à la marine. Les relations entre Vauban, un terrien d’origine bourguignonne, et les marins sont excellentes car l’ingénieur a toujours pris en compte l’avis des marins lors de ses travaux de fortifications des ports et des côtes.  

Prévenu par une lettre du Roi que la flotte anglo-hollandaise se dirige vers Brest, Vauban parcourt le terrain avec son énergie habituelle, organisant lui-même la défense, disposant les troupes, faisant creuser des retranchements pour l’infanterie, etc. Malheureusement, il ne dispose que de troupes très réduites en nombre et très médiocres en qualité : la marine commandée par Tourville est en Méditerranée, le port est pratiquement vide. A terre, il n’y a pas non plus de soldats de l’armée royale. Vauban racle les fonds de tiroirs et réussit malgré tout à rassembler une troupe de quelques milliers d’hommes composée de miliciens régionaux d’origine paysanne. Une troupe sans expérience et si miséreuse que Vauban les fait nourrir de sa propre initiative, bien que cela ne relève pas de ses responsabilités. Ces hommes sont censés être commandés et nourris par l’arrière-ban de la noblesse locale, mais elle est tout aussi pauvre que ses soldats et impuissante à les organiser. 

Comment ces troupes vont-elles faire face à la centaine de navires de l’armada anglo-hollandais et aux dix mille soldats qu’elle transporte ? 

 

Veillée d’armes 

Vauban a tout fait pour organiser au mieux la défense : il a fait vider complètement les arsenaux et dépôts du port afin de s’assurer que tous les canons disposés sur le littoral soient généreusement distribués en munitions. Sur les côtes, de village en village, les cloches préviennent de l’arrivée de la marine anglo-hollandaise. Au soir du 17 juin, elle est devant Brest.  

Le contre-amiral anglais sir Peregrine Osborne décide d’aller faire une petite reconnaissance des fortifications françaises à bord de son canot. Bien mal lui en pris : les canons de la tour Dorée saluent aussitôt son arrivée. Bâtie dans la baie de Camaret-sur-Mer, la tour Dorée est une fortification unique en son genre, imaginée par Vauban, dont la construction avait commencé dès 1689. Et déjà en 1691, les Anglais, saisissant bien l’importance stratégique de cette fortification dans la défense de l’accès à la rade de Brest, avaient envoyé une flotte pour la détruire par canonnade, mais des navires français présents dans la baie de Camaret firent échouer cette tentative. 

Ce soir du 17 juin 1694, les Anglais prennent conscience de la difficulté de leur entreprise. Il n’existe qu’un seul accès à la rade et au port de Brest par la mer, un passage étroit qu’on appelle un goulet. La presqu’île de Roscanvel est une bande de terre qui barre littéralement l’entrée du goulet de Brest, ne laissant qu’un étroit couloir large d’à peine 300 à 400 mètres pour les navires, qui plus est parsemé de bancs rochers. Ce goulet d’étranglement est une position défensive idéale, ce qui n’a évidemment pas échappé à Vauban. Sur chacune des deux rives, il a fait construire des batteries d’artillerie qui peuvent totalement empêcher une marine ennemie d’approcher grâce à leurs feux croisés. Les Anglo-hollandais comprennent que leur seule chance de passer ce goulet est de débarquer des troupes sur une plage située entre la tour Dorée et les batteries de Roscanvel, dans l’espoir de neutraliser les batteries situées sur la rive sud en les prenant à revers et de permettre à la flotte de passer pour atteindre Brest. Mais pour protéger ce débarquement, il faut neutraliser la tour Dorée. 

 

Une bataille courte mais intense

La nuit se passe dans l’angoisse pour les deux camps, mais surtout pour les Français qui ne connaissent pas les plans exacts des Anglo-hollandais. Au matin du 18 juin, un brouillard inquiétant recouvre la baie. Il ne disparaît que vers midi. Alors, la marine anglo-hollandaise se met en position. Le plan des Anglo-hollandais est simple.  La flotte est divisée en deux parties : la première ira pilonner les batteries du goulet de Roscanvel pour tenter de passer en force, tant dis que la seconde bombardera la tour Dorée pour permettre à quelques milliers d’homme de débarquer sur la plage de Trez-Rouz, près de Camaret-sur-Mer. Pour ce débarquement, les Anglo-hollandais doivent profiter de la marée qui sera haute à 14h et qui durera trente minutes. Mais dès le départ, rien ne se passe comme prévu. Le vent est tombé, les navires doivent manœuvrer à la rame, ce qui ralentit le mouvement. Les canons français mènent la vie dure aux navires Anglo-hollandais : un boulet de la tour Dorée prend en enfilade le pont du Monck et fait un carnage à bord. Les navires ont le plus grand mal à se mettre en position car ils ne savent pas riposter aux tirs français en manœuvrant. 

Du côté de la plage de Trez-Rouz, une quarantaine de chaloupes tentent de débarquer les soldats. Mais l’infanterie française est là, bien à l’abri dans des tranchées creusées par Vauban qui avait repéré ce lieu comme un endroit idéal pour un débarquement. Elle délivre des salves de fusils qui déciment les attaquants sur la plage. Le lieutenant général anglais Talmash, qui commande l’intégralité de la flotte anglo-hollandaise, a courageusement pris place au milieu de ses soldats pour le débarquement. Il tente de regrouper ses hommes derrière une pointe de terre, la pointe Sainte-Barbe qui sera rebaptisée La-Mort-aux-Anglais après la bataille. Et pour cause, cette pointe ne les protège pas longtemps. Talmash est mortellement blessé, tant dis que la plage se recouvre de cadavres anglais. Car une seconde vague d’assaillants a débarqué, mais les Français ont tenu bon et ils ont décimé les nouveaux arrivants. Après seulement une heure d’engagement, les Anglais tentent de rembarquer, mais trop tard, la marée est déjà redescendue, les chaloupes sont à sec …  Alors, voyant le désordre et le désarroi chez l’ennemi, les Français lancent une contre-attaque. Pour les Anglais, c’est fini. Ceux qui n’ont pas été tués sont capturés. Les Français font ainsi plusieurs centaines de prisonniers. Les Anglais laissent environ 500 tués sur la plage de Trez-Rouz, nom qui signifie en breton « sable rouge » … 

L’attaque a échoué, le reste de la flotte doit se retirer après avoir pilonné pendant près de trois heures les fortifications françaises avec ses 150 canons. Sans le moindre effet. La seule destruction réussie par les Anglais est une partie du clocher de la chapelle Notre-Dame de Rocamadour, située juste derrière la tour Dorée. 

Du côté de la flotte anglaise, tous les navires sont gravement endommagés par les tirs de l’artillerie française et plus de 400 marins ont été tués et certainement autant de soldats qui se trouvaient aussi à bord. Le succès est total du côté français car aucune perte n’est à déplorer malgré la violence du bombardement. Tout au plus déplore-t-on une quarantaine de blessés, mais aucun mort. En représailles de cette humiliation, la marine anglo-hollandaise en retraite bombarde plusieurs ports français. Mais elle n’osera plus jamais attaquer Brest. 

Guy Malbosc, président de l’association « Vauban-La tour Dorée » écrit : « Dans la baie de Camaret, Vauban prouve que la meilleure défense n’est pas forcément l’attaque ». En effet, Vauban réussit à organiser une défense redoutable avec un minimum de moyens dérisoires, tout en s’appuyant efficacement sur le terrain dont chaque position importante était fortifiée. Vauban a remporté une victoire éclatante tout en épargnant la vie de ses hommes. « La sueur évite le sang » répète-t-il souvent, Camaret-sur-Mer en est la démonstration. Bien qu’il ait dirigé des dizaines de sièges de forteresses durant sa vie, toujours avec le souci d’épargner le sang de ses hommes, Camaret-sur-Mer est l’unique commandement militaire réellement actif que Vauban exerça.  

 

La « tour Dorée », aussi appelée depuis « tour Vauban », a survécu aux destructions de la Seconde guerre mondiale (tout au plus sa toiture a-t-elle brûlé lors d’un mitraillage de l’aviation US en septembre 1944). Elle constitue l’une des fortifications les mieux préservées et les mieux restaurées de cette époque. La tour figure même sur les armoiries de Camaret-sur-Mer depuis 1878. Un lieu historique inratable en Bretagne !  

 

Baptiste DEGRUNE (Étudiant en M2 d’Histoire militaire à l’université Paris IV)

 

Sources : 

 

Revue Historia, n° 106 mars-avril 2007 intitulé « Vauban, l’homme de l’année », article de Guy Malbosc « À Brest, le triomphe du défenseur en chef », p 42-45. 


Michèle, VIROL, Vauban, de la gloire du roi au service de l’Etat, Paris, éditions Champ Vallon, 2003, p. 109.

 

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