Nous avons appris – pétris de colère et gonflés d’amertume – l’installation très prochaine d’un Five Guys, chaîne de fast-food américain, au 5 place Saint-Michel en remplacement de la librairie Gibert Jeune hélas fermée depuis un an déjà. Cette annonce n’a rien d’anecdotique, puisque ces dernières années plusieurs libraires du quartier ont dû mettre la clé sous la porte ou se décentrer en périphérie.
Pour cause, la flambée des prix. Dans un contexte de gentrification, les libraires qui ne peuvent plus suivre la marche intrépide du cours de l’immobilier sont congédiés du quartier latin. Harcelée depuis deux ans par des protocoles sanitaires iniques et piétinée par la concurrence des grandes enseignes, à laquelle s’ajoute la concurrence numérique d’un géant comme Amazon, la librairie n’est définitivement plus désirée dans le centre-ville moderne peuplé par l’homme nouveau.
Le rappeur Orelsan – dans une intuition qui lui échappe peut-être – l’avait bien vu : “Maintenant tous les centres-villes de France sont les mêmes, les mêmes putains de Fnac, McDo, Foot Locker, Célio, Zara, H&M.” Cette uniformisation invasive du mode de vie américain qui célèbre la consommation comme une forme de culture est un assaut à l’encontre de l’identité du quartier latin. Lui qui pouvait jadis s’enorgueillir d’être la capitale de la République des Lettres est devenue désormais conforme aux attentes de son siècle qui le conspue, trahissant ainsi sa singularité poétique. On ne reconnaît plus la rive Gauche d’Antoine Blondin, ses traits, son relief, ses charmes, semblent s’être dissipés. Si les libraires qui émaillent la rive gauche survivent, elles survivent comme des fragments d’un monde disparu.
Pour dépasser le fatalisme qui pétrifie les volontés et pour défendre mordicus la gloire du quartier latin, nous ferons preuve d’une résistance sans failles à chaque fois que son identité sera mise en péril.
“Il n’y a qu’un Paris habitable : c’est la rive gauche. Vivre hors du quartier latin, ce n’est plus vivre à Paris. L’âme, le passé, le prestige de Paris, c’est la rive gauche, avec ses vieux souvenirs, le jardin du Luxembourg où ont rêvé tant d’écrivains, les quais, les bouquinistes, le théâtre de l’odéon, le collège de France, l’école de droit, la Sorbonne, cours, conférences, bibliothèques, etc. Sans doute l’ancien quartier n’existe plus, les types d’étudiants ont disparu; l’accroissement de la population, l’envahissement des étrangers ont tout défiguré, tout transformé. Cependant le quartier garde quelque chose de son enchantement séculaire, l’attrait reposant d’une ville provinciale où l’on vient oublier l’enfer des boulevard cosmopolites. » Antoine Albalat, Trente ans de Quartier Latin. Nouveaux souvenirs de la Vie littéraire, 1930