OK boomer ! La chute du mur de Berlin : pour quoi faire ?

        Il y a dix jours, le 9 novembre, la chute du mur de Berlin fêtait sa trentième bougie. Cet événement marquait la conclusion symbolique de la guerre froide et mettait fin aux quarante ans de conflits entre les blocs de l’Est et de l’Ouest.

Le déshonneur ou la mort

Il fut conté à la génération estudiantine qui est la nôtre les traits de cette époque étrange où chacun était en guerre sans l’être. Ces temps troubles qu’elle n’a pas vécu opposaient le communisme russe au capitalisme américain, chaque protagoniste bretaillant partout pour acquérir une domination territoriale, militaire, économique, culturelle ou diplomatique sur le champ de bataille mondial. C’était une guerre de tous contre tous à l’intérieur des pays occidentaux, où les mouvements rouges occupaient une place non négligeable dans l’opposition au pouvoir en place et où chaque français devait choisir son parti. Il n’y avait, nous dit-on, pas d’alternative à cette lutte eschatologique entre la faucille et le billet de banque.

 Inutile de se demander qui, des deux monstres, constituait le moindre mal au regard de la situation et à l’observation de l’instant. On avait le choix entre des millions de morts assassinés de sang-froid par un totalitarisme aveugle, et l’inféodation aux Etats-Unis qui commandait de faire nôtre l’horizon moral qui fut dès le départ le principe de leur régime politique, le droit de chacun à s’entre-tuer pour obtenir « la coke et les putes ». Les deux tenants existentiels de ce dilemme étaient, en fait, le déshonneur ou la mort.

On peut cependant objecter à cela ce que la base de la géopolitique nous apprend sur les dialectiques de conflit. Il existe trois stratégies possibles dans un rapport de force donné : la tentative d’acquisition de l’hégémonie (poursuivie en l’occurrence par l’Amérique et la Russie d’alors), l’allégeance aux puissances dominatrices ou « mobilisme » (qui fut le fait de l’Europe)…. Et le particularisme, qui consiste à s’extraire du rapport de force à cause du constat qu’on ne peut pas le tenir sans défaite ou déshonneur (ce qui fut, d’une certaine façon, ce qui motiva le choix des pays dits « non-alignés »). La France d’alors avait également le choix de cette troisième option, et ne l’a pas pris.

Il serait non seulement vain, mais aussi ridiculement orgueilleux de donner des leçons à ceux qui scellèrent le compromis américain. Les époques où de tels dilemmes s’imposent aux gens ne peuvent faire l’objet d’objurgations et de vitupérances sérieuses de la part de ceux qui n’en furent pas. Qu’il est facile à ceux qui n’ont jamais été confronté à des choix cruels de scander « la justice avant tout  » ! Comme le proférait Camus, on sacrifie bien plus souvent la sauvegarde de la justice à celle de sa mère ; cette disposition naturelle peut avoir de terribles et ignominieuses conséquences, mais c’est ce que les gens font. Que l’on s’en accommode ou pas, la réalité n’en bougera pas d’un pouce.

Cependant, la question que tous ceux qui ont hérité des configurations instituées à la fin de la guerre froide sont en droit de se poser consiste à se demander ce qu’ils ont gagné aux choix politiques des gouvernements français qui ont pris cette responsabilité. Une fois le rouge débouté par le bloc libéral, « la coke et les putes » sont restées sur place. Nous n’avions plus à redouter la mort, mais nous avons tout de même embrassé le déshonneur.

Le règne de l’Argent

Au début, chacun exultait. Le monde libre était vainqueur, et tout rentrait dans l’ordre. Les années de croissance économique ont installé l’Europe sur un coussinet de velours, ce qui permit que sa conscience peu tranquille ne la torture pas trop. Alors le règne de l’Argent put tranquillement empoisonner la vie quotidienne à mesure que ses tentacules adhéraient à la surface du sol européen. La basse besogne était bien sûr entamée depuis longtemps ; le pacte avec le Léviathan américain a cependant permis de lui donner une dimension apothéosiaque.

Et nous voilà aujourd’hui fils de rien ni de personne. On nous enseigne que notre Histoire passée ne vaut rien, puisque le passé est l’ennemi du mensonger individu, autosuffisant et rationnel qu’on nous force à devenir alors qu’au fond, nous n’en voulons déjà plus. On nous enseigne que l’avenir n’est plus et que seul compte le présent, puisque l’avenir sous-entend la responsabilité, ennemi juré de la liberté et de l’Argent.

Nous voilà donc seul dans un présent proprement laid et laxatif, bombardés de culture barbare, au sens d’un produit culturel marchandable et international, sans référence aucune au passé ou au futur, une culture qui ne part de rien, qui ne signifie rien et qui ne va nulle part, son rôle étant d’établir les fondations du confort, ce coussin douillet et dissuasif qui permet de dire, au moment où tout va mal, que tout va bien. Ce qui réunirait les français, ce n’est ni un patrimoine, ni un territoire, ce n’est pas non plus – et surtout pas – une communauté, ce sont les principes de la République ; autrement dit, nous ne sommes tellement plus rien que les seules choses qui feraient de nous un peuple, ce sont des mots.

Nous ne mourrons pas de faim. Nous ne sommes pas en guerre totale. Nous avons, pour la majeure partie d’entre nous, un toit. La plupart des français vivent donc encore dans un confort physique relatif. Mais à quel prix nous l’a-t-on acheté ? Nous avons choisi pour l’obtention de la sécurité au prix de la misère spirituelle la plus crasse et la plus veule, au prix de la violence et de l’humiliation symbolique permanente, au prix de l’esclavage et de la soumission au grand Marché.

Toute cette misérable décadence semblait acceptable tant que la sécurité pour laquelle nous avons consenti le sacrifice de notre liberté était garantie. Mais la marche du règne de l’Argent, de la dissociété de tous contre tous et de la réduction des communautés politiques à l’institution de la chaîne alimentaire est si profondément destructrice que cette sécurité tant adorée se détériore à vue d’oeil.

Est-il besoin de le démontrer que les hôpitaux, les commissariats, les écoles, les casernes, les champs et les usines sont au bord de la rupture, outre le fait que dans ces endroits qui s’effritent dangereusement se tiennent des êtres humains ivres de rage ? Autrement dit, et bien que ce ne soit qu’un problème parmi tant d’autres, est-il besoin de rappeler que, dans notre pays, les fonctions vitales à toutes les sociétés menacent de s’écrouler en même temps ?

Puisque cette sécurité n’est plus garantie par l’Etat marchand, et qu’il ne s’empêche pas moins de sacrifier notre liberté, les sujets de Son Altesse Royale, Monsieur le Banquier, s’énervent.

La haine légitime des Pères.

Les générations qui précèdent voient dans la chute du mur de Berlin la fin du doute, de la guerre et du malheur. La jeunesse brisée, elle, ne verse pas de larmes quand elle entend que l’Ouest a vaincu le 9 novembre 1989. Cette jeunesse voit dans ce jour, non pas la fin du malheur, mais le commencement de son institution concrète, partout et toujours.

Que l’on ne s’étonne pas, alors, que ces générations d’enfants brisés, d’enfants uniques et d’enfants de divorcés, à qui l’on a légué un monde où tout n’est que mensonges et magouilles, dont on a abandonné l’éducation au nom de principes bourgeois, irresponsables et dégoulinants de l’égoïsme le plus pur et le plus atroce, que l’on cesse de s’étonner que cette jeunesse vomisse profondément ses pères, parce que ses pères le méritent.

Il ne s’agit pas ici de père physique, puisque nous avons pour notre part la chance d’avoir eu des ancêtres et des parents qui n’ont pas choisi le déshonneur par peur de la mort. Il est question ici du Père, de cette autorité symbolique qui a chu avec une violence étourdissante dans le coeur de tous les fils et les filles du temps, qui n’est en rien digne d’une once de confiance et qui n’a été qu’un poids dans l’existence de tous ceux qui ont recueilli dans leurs mains éplorées l’héritage qu’il avait taillé en pièces, l’étron civilisationnel purulent qui fut laissé à une jeunesse qui n’a plus de sol, qui n’a plus de ciel, et qui n’a maintenant plus d’horizon lumineux.

Cette jeunesse là porte en elle une haine pathologique du Père, et personne n’a le droit de lui en vouloir lorsqu’elle vomit tout son fiel sur les baby-boomers qui s’extasient d’un anniversaire qui n’est que celui de la victoire de la peste sur le choléra. On lui a laissé un monde de cendres et de bâtiments immondes, une société de mollusques où tout se paie, se vend, s’achète et se revend, même la dignité humaine.

Toute cette haine viscérale de nos Pères, du Panthéon de figures de cire qu’on a imposé à cette jeunesse-là n’est sûrement pas bonne. Elle est même dangereuse. Mais elle est là et nous n’y pouvons rien, cher boomer. Voici ton Enfant, voici le fruit de ton travail de sabotage, de destruction systématique au nom de tes principes vides de sens ; il est là, le produit de ton foutu monde libre censé avoir gagné le jour de la chute du Mur.

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