Il n’est pas rare d’entendre parler de méritocratie. Souvent, il s’agit de personnes ayant un goût prononcé pour la justice. Or, lorsqu’on est juste, on ne peut défendre la méritocratie sans savoir ce qu’elle est.
L’origine du terme
Imaginée en 1958 par le sociologue Michael Young1 , la méritocratie est d’abord conceptualisée pour être dénoncée. S’il existe des méritants à qui l’on donne le pouvoir, il existe nécessairement des non-méritants à qui l’on ne donne rien, sinon l’épithète de fainéants. Young part du système d’éducation anglais qu’il critique. Dans son esprit comme dans le nôtre, les derniers de la classe sont amenés à devenir des non-méritants, destins d’autant plus tragiques que l’étiquette du cancre suit l’élève pendant toute sa scolarité. L’écrivain contemporain Daniel Pennac2 nous renseigne assez bien sur ses tribulations de mauvais élève. Toujours est-il que lui, d’ancien cancre il devient professeur de lettres, chose bien peu commune. Alors la question est la suivante : les cancres méritent-ils leur sort ? Car les cancres (s’ils ne sont pas des Daniel Pennac) sortent assez vite du système scolaire, première étape du parcours méritocratique. Ils sont manutentionnaires, entrepreneurs, artisans, salariés… Et ils ne méritent –mereo– donc pas le pouvoir –kratos. C’est vrai que de sortir de l’école normale supérieure confère meilleure gloire que de sortir des toilettes que l’on vient de carreler.
L’idéal méritocratique
Dans nos sociétés où l’on se veut égaux, la méritocratie est devenue essentielle. Pourtant, cette dernière est imparfaite. C’est davantage un idéal vers lequel toute société doit s’orienter qu’un principe strict. D’aucuns parlent de fiction méritocratique3 comme on parle de fiction nationale. Je ne reprendrai pas ces mots. Pour autant, on ne peut pas nier le récit qui nous accompagne tout au long de notre vie. « Aie de bonnes notes », n’ont cessé de nous répéter nos parents. Parfois, ils nous ont récompensé pour ces bonnes notes (comme ils nous ont punis pour nos mauvaises) si bien que la récompense, assimilée au pouvoir, se lie aux bonnes notes, elles-mêmes assimilées aux performances. C’est là l’esprit méritocratique. Et il connaît encore de nombreux succès. Qui ne sait pas que la mère de Gérald Darmanin est femme de ménage ? Hélas, comme on ne peut que le constater, le népotisme et les réseaux d’influence devenus supérieurs aux performances joue en défaveur de la méritocratie. Car si notre système politique appliquait le principe méritocratique, Gérald Darmanin ne serait plus en place depuis longtemps. Aurait-ce été pour les fameux Anglais, Kévin et Mathéo, les taux risibles d’exécutions d’obligations de quitter le territoire français (OQTF) ou encore son attention toute particulière aux « groupes d’extrême droite » ? Dieu seul sait. Toujours est-il que le ministre de l’Intérieur nous offre dans le même temps un exemple d’ascension méritocratique et d’incompétence non-sanctionnée. Cette dernière met en exergue quelque chose qui devrait être insupportable à tout méritocrate averti : la supériorité des réseaux sur les compétences. Si la méritocratie n’exclut pas les réseaux, ceux-là sont normalement inférés aux compétences, et non l’inverse.
La méritocratie comme système inique
Le principal souci de la méritocratie, c’est qu’elle n’est pas mathématique. Un cancre passera deux heures à faire son exercice et le ratera. Une tête le réussira en cinq minutes. Est-ce juste ? Non, mais c’est la vie, me direz-vous. Ce qui fait la différence, ce sont donc les compétences. Or, personne ne naît avec des compétences. Il faut les acquérir. Et dans ce domaine, une multitude de champs se télescope (environnement familial, capital économique dédié, aptitude personnel, sexe de l’individu, activité extérieure, passe-temps…) si bien que toute transcription scientifique est impossible. Les heures consacrées, seule valeur sûre, ne valent rien sans le facteur compétence, lui-même particulièrement occulte. Et c’est encore sans compter sur les réseaux. L’accumulation des heures consacrées, des compétences et des réseaux donnent une valeur unique qu’il est impossible de considérer mais que notre système parvient tout de même à estimer. L’absence d’un critère mathématique comme l’existence d’évaluations arbitraires sont donc les premiers défauts de la méritocratie. Et donc il y a ceux qui perdent la compétition sociale. Ce sont les non-méritants dont parle Young, et dont le Covid nous a rappelé l’utilité. Si le système octroie des places dorées aux vainqueurs, il lui incombe aussi de s’occuper des vaincus de l’école et des concours. Or, d’après François Dubet, le système français est terrible, vae victis ! Alors que la voie générale au lycée semble être la seule voie, ceux qui vont dans la filière professionnelle sont déconsidérés et perçus comme des ratés. Une autre critique est que, sous-couvert de quelques exceptions (n’oublions pas Gérald) le système méritocratique permet surtout la reproduction des élites4 . Cette reproduction, qui n’a rien de mauvaise en soi, bat néanmoins en brèche le brassage social et la possibilité d’accéder à des positions supérieures, presque déjà destinées à d’autres. Il faut donc avoir, pour celui qui vient d’en bas, les bras deux fois plus épais pour arriver en haut. Un autre indice cité par l’auteur, d’après les enquêtes de l’OCDE (certes assez anciennes, l’article date de 2006) est que seuls 15% des élèves français demandent lorsqu’ils ne comprennent pas contre 85% ailleurs, symbole de la honte inhérente au système français. Ce délaissement des vaincus et cette peur d’avoir tort s’associent dans nos écoles, minant les parcours et les individus. D’autre part, on note que la voie méritocratique par excellence qu’est l’école n’est pas toujours celle qui mène au succès. Faut-il rappeler que Xavier Niel a abandonné sa prépa pour des programmes sur minitel ? De même, François Pinault a arrêté l’école à seize ans seulement. D’ailleurs, l’égalité des chances méritocratique supposée par l’école n’est plus viable, d’où la mise en place de politiques de discrimination positive, la plus connue étant celle de Science Po Paris. En effet depuis 2001 existe la « convention éducation prioritaire ». Elle permet, dans les lycées partenaires et défavorisés, de repérer puis de préparer quelques élèves à un examen d’entrée allégé. Si l’institut est passé de 12% à 25% de boursiers entre 2006 et 20205 , c’est, comme souvent, la classe moyenne qui en paye le prix, avec une hausse des frais d’inscription et de la sélectivité. Du moment qu’il faille relancer l’ascenseur social par des mesures qui, en outre, aggravent l’ascension pour une partie (non négligeable qui plus est) de la population, la méritocratie ne vaut plus rien. Elle demeure une valeur qu’on défend, un étendard qu’on brandit, mais s’avère n’être qu’une vague fumisterie.
Les mérites, saines reconnaissances
Pour dissiper cette fumée, il faut considérer dans tout cela la dimension humaine. Qui ne s’est jamais dit d’un ami que ce dernier avait du mérite ? Cela, sans doute, nous est bien arrivé une fois. Ces mérites sont des émanations de la justice mais aussi du cœur. Deux choses donc, qui s’opposent à une méritocratie devenue injuste et demeurée froide. Nous avons besoin de ces mérites qui, comme naturels, nous permettent de nous distinguer. Car les mérites sont des preuves des qualités, c’est-à- dire des manières d’être, en l’occurrence nécessairement positives. On distinguera quelqu’un qui connaît sur le coin des pages les trois romans du Seigneur des anneaux comme celui qui frappe bien ou l’autre qui est tombé dans le pastis. Vous l’aurez remarqué, ces qualités n’ont rien de méritocratique, mais évidemment tout du mérite6 . C’est lorsque le système ne fonctionne plus, qu’on s’aperçoit que demeure en nous la clarté pour reconnaître les vrais mérites. N’encensons donc pas un système patraque et à bout de souffle, mais continuons de considérer, par nos cœurs, les mérites individuels, certains et justes, dont par les yeux nous sommes témoins.
FmR
Sources externes
1 Michael Young, The Rise of the Meritocracy, 1958.
2 Daniel Pennac, Chagrins d’école, 2007.
3 François Dubet : « L’égalité des chances, le pire des systèmes, mais il n’y en a pas d’autres. » Le Monde, 2006.
4 Bourdieu, La reproduction des élites.
5 « Discrimination positive : quel bilan pour Science Po ? » La Croix, 2021.
6 Car boire sa boisson seul ou presque face aux autres, c’est effectivement quelque chose.