De l’amour à la haine (3) : Un historique des relations franco-turques

La rupture franco-ottomane sous le règne du Roi Soleil

L’alliance scellée sous François Ier et Soliman le Magnifique, motivée chez le premier par la recherche d’un partenaire capable de prendre à revers le voisin Habsbourg, ne se traduisit par aucune coopération militaire digne de ce nom. L’avènement au trône de Louis XIV marqua une nouvelle période d’intensité dans les relations entre la Sublime Porte et la France.

En 1669, ces rapports avaient traversé une crise : le Grand Turc, Mehmet IV, avait emprisonné et renvoyé l’ambassadeur français, rompant ainsi les relations diplomatiques. C’est donc avec soulagement que le roi apprit en 1669 l’arrivée prochaine de Soliman Aga, que l’on pensait ambassadeur du sultan. L’événement était de taille puisque pour la première fois un ambassadeur de la Sublime Porte se rendait en Europe pour visiter un souverain. Le roi de France entendait bien en profiter pour faire la démonstration indiscutable et définitive de la richesse et de la puissance de son royaume. L’ ambassadeur n’était en réalité qu’un émissaire. Tout le faste déployé pour le recevoir se révélait donc disproportionné, et l’envoyé du sultan eût un comportement méprisant, ne relevant même pas les honneurs qui lui furent faits. Le ridicule guettait le roi. Pour se sauver la face, il commanda à Molière et Lully un « ballet turc ridicule » pour tourner en dérision les mœurs turques : la comédie-ballet fut nommée… Le Bourgeois Gentilhomme.

Au-delà de ces ingénieuses amabilités, le Roi Soleil évita de s’engager dans une alliance formelle avec l’Empire ottoman et maintint une prudente neutralité bienveillante à son égard, car la diplomatie française restait orientée par le souci de l’équilibre entre les puissances européennes (et la constitution d’alliances de revers) et par l’objectif de consolidation des avantages que tiraient les commerçants français de ces relations privilégiées.          

Après l’échec, de justesse, du siège de Vienne par les Ottomans en 1683, le Pape Innocent XI, l’Empereur Léopold Ier, Venise, la République de Pologne et la Russie se réunirent au sein de la Sainte Ligue. Louis XIV déclina l’invitation du Pape à y participer. Les juristes et pamphlétaires critiquèrent la position du roi en opposant d’un côté la Sainte Ligue incarnant la liberté européenne face au despotisme oriental aidé de l’absolutisme français. 

Le roi trouvait avantage à ce que Léopold Ier s’épuise sur le front de l’Est face à la puissance mahométane ; et en déclenchant les hostilités sur le Rhin contre Léopold Ier en 1688, Louis XIV put donner un répit aux Ottomans – jusque-là singulièrement malmenés -, qui purent même reconquérir certains territoires perdus. La fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1697 mit un terme à ce qui avait pris la forme d’une étroite coopération militaire entre 1692 et 1695, et la confiance de la Porte en le Roi Très Chrétien s’étiola. Louis, alors en position  hégémonique en Europe, pouvait se permettre de se passer de cet allié de circonstance, aussi important fut-il jadis. L’Angleterre, qui n’avait jamais été guerre avec l’Empire ottoman, en tira grand profit. Avec la conquête de Gibraltar en 1704, la perfide Albion sut se hisser en position dominante dans la Méditerranée…

Outre ces considération géopolitiques, les sérieux revers que subirent les Turcs en cette fin de XVIIème siècle réduisirent d’autant la menace perçue par les Européens, ce qui favorisa l’émergence d’une nouvelle tendance, sorte de fascination pour la culture turque : l’orientalisme. Cette admiration était visible avant tout dans les arts, ce qui donna les « turqueries », ces œuvres ou objets en provenance directe d’Anatolie ou inspirés de la mode turque. La littérature ne fut pas épargnée non plus, que l’on pense aux Lettres Persanes de Montesquieu ou au Candide de Voltaire. L’influence fut aussi culinaire avec l’introduction du café en France, dont la mode se répandit sous l’impulsion de l’ambassadeur ottoman auprès de Louis XIV, ou se manifesta encore à travers les manufactures de tapis par la fondation des Gobelins à Paris, qui en l’adaptant au goût local, reproduisaient la confection turque. 

    

L’inversion du rapport de force : la France au secours de l’Ottoman

Après son apogée à la fin du XVIIème siècle, l’Empire ottoman entre dans une phase de déclin, ce qui lui valut le surnom bien connu d’« homme malade de l’Europe ». Par un conservatisme religieux qui s’accompagna et se traduisit par une fermeture à toute influences étrangère, il se révéla incapable d’intégrer tant les idées que les technologies qui firent la puissance  de l’Europe occidentale, et son commerce était dominé par les non-musulmans. Parmi d’autres maux, une corruption endémique et un pouvoir central bien trop lâche minaient l’autorité centrale du sultan. Enfin, et non des moindres, l’armée ottomane commençait dangereusement à perdre du terrain dans le domaine militaire, manquant d’entraînement, et accusant un retard au niveau des  tactiques et de l’armement par rapport aux puissances occidentales.

François, baron de Tott (1733-1793)

L’équilibre des forces qui avait pu prévaloir fut renversé, et le soutien français aux desseins ottomans devenait dès lors nécessaire. La coopération put donc prendre également un aspect technique et organisationnel. Des officiers français allèrent prêter main forte aux turcs, dont cet aventurier et officier du nom de Claude Alexandre de Bonneval qui se mit au service du sultan pour moderniser l’artillerie et contribua notamment à la victoire ottomane durant la guerre austro-turque. L’ambassadeur Louis de Villeneuve négocia d’ailleurs en faveur des turcs lors du traité de Belgrade de 1739  qui mit fin à ce conflit, toujours dans cette perspective de contrebalancer la puissance autrichienne eu Europe orientale. Il convient également d’évoquer le baron de Tott, qui réforma l’armée ainsi que les fortifications ottomanes.            

De Bonneval à la Révolution Française, ce furent ainsi plus de 300 officiers d’artillerie et d’ingénieurs Français qui furent envoyés dans l’Empire ottoman pour en moderniser l’armée, la marine, les fortifications ou encore les ponts et chaussées. Le Royaume de France retrouvait de la sorte son rôle traditionnel d’allié des Ottomans.

Si la Révolution Française fut par certains aspects une rupture brutale avec ce qui avait pu être par le passé, dans le cadre des relations franco-turques, c’est la continuité de la coopération qui prévalut. En effet, la France, en guerre avec toutes les monarchies européennes à quelques exceptions près, avait besoin de l’appui de la Porte pour faire diversion et occuper les forces des Habsbourg dans les Balkans. La toute jeune France révolutionnaire s’en sortit prodigieusement bien en mettant en déroute les armées ennemies tant aux frontières qu’à l’intérieur du pays, cependant que l’ennemi héréditaire anglais résistait encore et toujours, bénéficiant de sa situation insulaire et de sa muraille naturelle, la Manche. 

   

Bonaparte en Égypte, ou quand la lutte contre l’ennemi héréditaire justifie la rupture éphémère de l’alliance

Pour parvenir à mettre à mal tant que faire se peut la puissance britannique, le Directoire décida de l’envoi d’une expédition militaire en Égypte pour bloquer la route des Indes aux Anglais, qui empruntait l’isthme de Suez. Par la même occasion, la France pourrait affirmer sa suprématie en Méditerranée. Pour atteindre ces fins, le partenaire Ottoman en subirait les dégâts collatéraux. Car l’Égypte, malgré sa relative autonomie et son peu de dépendance au sultan, appartenait bien malgré tout à l’Empire turc. 
Ce fut le jeune général Bonaparte, tout auréolé de son succès en Italie, qui fut choisi pour diriger cette périlleuse mais ambitieuse expédition.

Il débarque le 2 juillet 1798 à Alexandrie avec 37 000 hommes et se met en route pour Le Caire. L’Égypte est alors aux mains des Mamelouks, et Bonaparte peut jouer la carte stratégique de libérateur du peuple contre cette milice, et se poser en ami du sultan ottoman pour éviter toute entrée en guerre de ce dernier. La stratégie fonctionna, d’autant plus que Bonaparte prit un soin particulier à respecter la foi des autochtones, ce qui a d’ailleurs suscité un grand nombre de fantasmes et de fake news sur sa prétendue islamophilie. 

Napoléon Bonaparte au siège de Saint-Jean d’Acre (1799), qui se solda par un retrait des troupes françaises face aux forces terrestres et navales anglo-ottomanes

Le Caire prise dès le 23 juillet, la deuxième phase de l’Expédition d’Égypte put commencer, avec en ligne de mire la Syrie. Début janvier 1799, Bonaparte apprend que le Pacha de Syrie s’est emparé du fort d’el Arich, situé à quelques kilomètres de la frontière égyptienne. S’en emparer doit permettre de consolider l’assise française en Egypte. Entre temps, la Sublime Porte a déclaré la guerre à la France, faisant échouer la manoeuvre visant à dissocier le pouvoir des Mamelouks du pouvoir central ottoman. Acculé de toute part par les troupes coalisées des Ottomans, des Égyptiens et des Anglais, Bonaparte dut se résoudre à quitter son armée pour regagner la France. Pour la première fois de leur longue histoire commune la France et l’Empire Ottoman étaient entrés en conflit direct. Mais à la suite de la brillante victoire de Napoléon sur l’Autriche et la Russie à Austerlitz, le sultan Selim III refusa finalement de ratifier les alliances avec la Russie et la Grande-Bretagne, reconnut Napoléon comme empereur, et choisit l’alliance formelle avec la France, qu’il qualifia d’« allié sincère et naturel ». 

 

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