Le lieutenant-colonel Driant devant son baraquement du camp « Rolland » dans le bois des Caures, le 16 janvier 1916, un mois avant sa mort. (Droits réservées : Famille Driant)
Le 21 février 1916, à 7 h 15 du matin, un déluge de feu commence à s’abattre sur la région de Verdun. Les Allemands se préparent à lancer leur grande offensive sur la vieille cité mosane. Mais le bois des Caures se dresse en travers de leur chemin. Là se trouvent les 1200 Chasseurs à pied commandés par le lieutenant-colonel Émile Driant. Que ce soit pendant sa longue et méritante carrière militaire, à travers ses nombreux écrits romanesques, dans ses innombrables articles, par son engagement politique, ou encore à son poste de député, Émile Driant s’est préparé toute sa vie durant à cet instant, celui où il se retrouverait enfin face à face avec cet ennemi allemand tant redouté et devrait peut-être faire le sacrifice ultime de sa vie pour défendre sa Patrie.
Un soldat méritant (1877 – 1905)
Né en 1855 dans un petit village de Picardie, Neufchâtel-sur-Aisne, Émile Driant est issu de la petite classe moyenne provinciale. Son père exerce comme juge de paix et souhaite voir son fils suivre lui aussi des études de Droit. Mais, en 1870, la guerre franco-prussienne éclate. Jeune adolescent, Émile Driant assiste impuissant au défilé des troupes prussiennes dans son village natal et à la défaite des armées françaises. Il prend la décision de devenir soldat, une décision qui relève d’un choix strictement personnel car sa famille ne compte aucun militaire de carrière. Élève brillant au lycée de Reims mais turbulent, il intègre l’école militaire de Saint-Cyr à l’âge de vingt ans pour en sortir quatrième de sa promotion sur 345 élèves.
En 1877, Driant commence une remarquable carrière militaire qui le verra exercer divers commandements, effectuer trois séjours en Tunisie dans les troupes coloniales qui vont changer le cours de son existence, devenir instructeur à Saint-Cyr, et même aller jusque dans les bureaux du ministère de la Guerre. Cette brillante carrière se terminera brutalement (mais provisoirement) en 1905.
Il débute son service dans les garnisons de l’Est de la France, notamment au fort de Liouville qui l’inspirera pour son premier roman La Guerre de Forteresse (publié bien plus tard en 1889).
Ses talents de dessinateur lui valent d’être envoyé en Tunisie, alors protectorat français, pour accomplir des travaux de topographie militaire. C’est durant ce premier des trois séjours qu’il effectuera en Tunisie que le cours de son existence va complètement basculer. En effet, il y rencontre le général Georges Boulanger (1837 -1891), le militaire qui fera trembler le régime parlementaire de la IIIe République dans les années à venir, dont il devient l’officier d’ordonnance, mais aussi l’homme de confiance. Cette rencontre se révèle également décisive sur un plan personnel par la rencontre avec Marcelle Boulanger, la fille du général, qui deviendra son épouse.
En 1886, le général Boulanger est nommé Ministre de la Guerre. Reconduit dans sa fonction d’officier d’ordonnance du général, Driant accompagne son supérieur au ministère parisien. A ce poste, le général Boulanger réalise de très nombreuses réformes militaires dans quantité de domaines, en particulier pour moderniser l’armée française sur le plan technique, mais aussi, entre autres, pour renforcer l’esprit de corps et améliorer les conditions de vie du soldat. Ces réformes rendent le général Boulanger très populaire au sein de l’armée mais aussi auprès des Français, une popularité qui va devenir politiquement encombrante pour le régime parlementaire. Aux côtés du ministre, Emile Driant se passionne pour les progrès techniques et technologiques dont l’armée pourrait faire usage. En cette fin du XIXe siècle, l’époque est particulièrement marquée par le culte du progrès technique, que la littérature de Jules Verne met alors en exergue auprès du grand public et dont l’exposition universelle de 1889 avec la construction de la Tour Eiffel sera considérée comme une forme d’apogée. Driant est un homme de son temps, sa passion pour les nouvelles technologies, déjà existante et mêlée à une curiosité intellectuelle naturelle, peut s’épanouir dans ces fonctions. Cette période de sa vie influencera considérablement sa future œuvre littéraire.
Sur le plan diplomatique, le général Boulanger est un initiateur de l’alliance avec la Russie. Driant, qui est aussi partisan de cette alliance, prend part à des discussions officieuses qui trouveront leur aboutissement lors du traité d’alliance franco-russe en 1892.
Mais en 1887, le gouvernement dont faisait partie le général Boulanger est renversé et il n’est pas reconduit dans ses fonctions de ministre de la Guerre. Entre-temps, la popularité du général ne fait qu’augmenter et se transforme en possible destin politique. Boulanger quitte le ministère mais Émile Driant reste pendant encore un temps son officier d’ordonnance. Néanmoins, le général, devenant de plus en plus encombrant, est mis à la retraite au début de l’année 1888 et doit se séparer de son fidèle subordonné.
Sa proximité personnelle et politique avec Boulanger cause à Driant quelques problèmes. Il retourne en Tunisie, pour la deuxième fois, ce qui pourrait ressembler à un éloignement volontaire, d’autant que le commandement lui reproche ses liens avec le sulfureux Boulanger dont l’ambition césariste semble augmenter de jour en jour. Même la presse, car Driant a déjà acquis une relative notoriété, se fait de plus en plus curieuse à son égard. Mais ce lien personnel, Driant l’assume. Il ne craint pas, en octobre 1888, de revenir momentanément à Paris pour se marier avec Marcelle Boulanger, la fille du général qu’il avait rencontrée lors de son premier séjour en Tunisie, alors que la capitale est en pleine crise politique boulangiste. Le général Boulanger semble aux portes du pouvoir. Mais le soir du 27 janvier 1889, fêtant sa victoire aux élections cantonales, il refuse de marcher sur le palais de l’Elysée comme la foule de ses partisans, plusieurs dizaines de milliers de personnes, l’y encourage. Ses partisans déçus et le pouvoir politique décidant son arrestation, Boulanger est contraint de s’exiler en Belgique où il mettra fin à ses jours en se suicidant sur la tombe de sa maîtresse au cimetière d’Ixelles en 1891.
Driant assiste à ces évènements depuis la Tunisie, et c’est durant ce second séjour dans le protectorat qu’il commence à écrire, sans doute aussi pour trouver une échappatoire à cette atmosphère lourde.
L’année suivante, en 1892, comme si la mort de Boulanger écartait désormais tout obstacle, Driant est rappelé en France pour devenir instructeur à Saint-Cyr. Il y reste pendant quatre ans et laisse un souvenir mémorable à ses élèves par son énergie, son charisme, sa bienveillance et la qualité de ses enseignements, au point d’en être félicité par le commandant de l’école qui lui écrit : « Les deux mille jeunes gens avec lesquels vous avez vécu à l’École vont, pendant un quart de siècle, vous faire une réclame malgré vous qui portera ses fruits. Déjà, la chose est commencée et, sans que vous y ayez songé, vos élèves vous ont édifié une petite notoriété uniquement due à leur admiration. »
Il effectue encore un troisième et dernier séjour de quelques années en Tunisie, au terme duquel le colonel Cauchemez, son supérieur hiérarchique, écrira : « Le commandant Driant quitte le régiment mais y laisse des souvenirs durables. Chef bienveillant, travailleur intelligent et infatigable, animé du désir de se rendre utile à tous, […] le commandant Driant a su, pendant les 2 ans qu’il vient de passer à nouveau au régiment, rendre les meilleurs services et conquérir en même temps les sympathies de tous. »
Revenu en France en 1899, Emile Driant commande le Premier Bataillon de Chasseurs à Pied (BCP) installé à Troyes, commandement qu’il exercera jusqu’en 1905. Les Chasseurs à pied sont considérés comme une troupe d’élite de l’armée française et cette nomination enchante Driant. Une fois de plus, il laisse à tous un souvenir mémorable par son exemplarité personnelle, son charisme, sa bienveillance envers ses soldats, son excellence professionnelle, et aussi par les conférences qu’il tient à faire dispenser à sa troupe sur différents sujets, qu’ils soient sociaux, économiques, etc., dans un but d’instruction. Car Emile Driant s’inscrit dans la pensée exprimée par le futur maréchal Hubert Lyautey dans son célèbre livre intitulé Le rôle social de l’officier, paru en 1891, d’après lequel l’officier a un devoir d’instruction et un rôle essentiel de formateur social.
Mais la carrière de Driant va s’interrompre brutalement, rattrapée par la situation politique toujours agitée de la IIIe République. En effet, malgré ses états de service remarquables, sa popularité auprès de ses soldats et l’estime d’une bonne partie de ses supérieurs, Driant stagne au même grade depuis dix ans, sans réussir à obtenir de promotion. Il est loin d’être le seul à souffrir de cette situation car le Ministère de la Guerre, avec le concours de certaines loges maçonniques, dont le Grand Orient lui-même, procèdent à un système de fichage des officiers en fonction de leurs convictions politiques et religieuses, quand il n’encourage pas carrément la délation, par exemple des officiers assistant à la messe. Ainsi, sur la fiche concernant Driant est-il écrit : « Va à la Messe le dimanche. Jamais le gendre du général Boulanger ne dépassera le grade de commandant ». Parce qu’il assiste à la messe, Driant voit son avancement compromis. La France est alors dirigée par le gouvernement d’Emile Combes (1835 – 1921), un gouvernement radical issu de la coalition du Bloc de gauche qui se distingue par sa politique anticléricale et qui aboutira à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Au mois d’octobre 1904, un député révèle l’existence de ce système dans l’hémicycle de l’Assemblée, « l’Affaire des Fiches » éclate et provoque la chute du gouvernement Combes en janvier 1905.
Révolté et scandalisé par cette affaire dont il a été une des nombreuses victimes au sein de l’armée, Emile Driant prend la pénible décision de mettre un terme à 28 années d’une remarquable carrière d’officier d’active. Il démissionne de l’armée le 24 décembre 1905.
Capitaine « Danrit » : le « Jules Verne militaire »
Sorti de l’armée, Emile Driant, qui est déjà devenu une figure littéraire de son époque, s’investit dans l’écriture et dans l’action politique. Pour lui, les deux ne font qu’un. A la date de sa démission en 1905, il avait déjà publié, pendant qu’il était à l’armée, une douzaine de romans sous le pseudonyme assez explicite de « Capitaine Danrit », sans compter les nombreuses autres publications de type articles, etc. Le premier roman avait été La Guerre de forteresse en 1889, premier d’un cycle romanesque en quatre volumes intitulé La Guerre de Demain qui connaît d’emblée un immense succès auprès des lecteurs. Driant, qui a pris le goût de l’écriture lors de son second séjour en Tunisie, ne s’arrêtera plus d’écrire : romans, articles, discours, publications diverses, etc. De 1905 à 1914, il publie une dizaine d’autres romans dont certains titres sont restés particulièrement dans les mémoires comme L’Alerte en 1910 ou les Robinsons souterrains en 1912.
Visionnaire par sa passion pour les progrès techniques de son temps, Driant comprend que la prochaine guerre entre l’Allemagne et la France, qui est inévitable, sera d’une forme et d’une nature complètement différente de ce que l’Humanité a connu jusqu’alors. Il veut y préparer la nation, la jeunesse en particulier en usant de pédagogie. Son objectif consiste à « instruire en amusant » comme il l’explique lui-même dans une dédicace : « De tous côtés on arme, on se prépare à la guerre. En écrivant ce livre sous une forme imagée, j’ai voulu inspirer, aux Français qui me liront, confiance dans l’issue de la lutte. Dans ce but, je leur montre les ressources de leurs pays, je les familiarise avec les nouveautés qui interviendront dans les batailles prochaines : mélinite, fusil Lebel, ballon dirigeable, etc. ; j’ai tout fait entrer en jeu dans ce récit humoristique : le fort de Liouville, je l’ai habité et commandé ; les camarades qui s’y meuvent sont mes anciens amis de régiment ; les soldats que j’y nomme sont ceux de ma première compagnie ; les caractères des uns et des autres, ceux que je leur ai connus. Enfin, j’ai essayé de vivre la vie de l’officier appelé à jouer un rôle dans la « Guerre de Demain ». »
Ceci dit, tous ses romans n’ont pas pour cadre une future guerre entre la France et l’Allemagne, loin s’en faut. Une partie importante de son œuvre raconte des aventures diverses à travers le monde entier, en Asie, dans le Pacifique, en Afrique, etc., toujours avec les progrès techniques en toile de fond et un talent visionnaire parfois troublant. Par exemple, dans L’Aviateur du Pacifique, livre paru en 1910, il anticipe une grande guerre entre le Japon et les Etats-Unis qui commence par une attaque surprise sur une base américaine des îles Midway, trente ans avant Pearl Harbor ! Le roman met en évidence avec une justesse presque prophétique l’importance de l’aviation dans les batailles navales des prochaines guerres et qu’elle aura en effet, notamment dans la guerre du Pacifique. Driant y fait même décoller un avion depuis une plate-forme située sur un navire de guerre, anticipant ainsi l’invention des premiers porte-avions !
L’influence des romans d’anticipation et d’aventures de Jules Verne sur son œuvre est si perceptible, qu’il est surnommé le « Jules Verne militaire » dès 1888 par un journaliste. Dans une dédicace justement adressée à Jules Verne, Driant écrit : « Lorsque j’étais enfant, vos merveilleux récits me transportaient; arrivé à l’âge d’homme, je les ai relus, admirant avec quel art vous vulgarisez tous les problèmes de sciences naturelles, avec quelles richesses de description vous racontez des voyages imaginaires, simplifiant les questions les plus ardues, rendant attrayante l’étude de la géographie, sachant faire jaillir les situations dramatiques et les émotions généreuses, amusant pour instruire, instruisant pour être utile. Si bien qu’un jour, piqué de la tarentule d’écrire, j’essayai d’appliquer, aux sciences qui dérivent de la guerre, votre merveilleux procédé. De ce modeste essai est née La Guerre de Demain. »
Traduits en plusieurs langues, ses romans ont profondément marqué les générations d’enfants et d’adolescents de la « Belle Epoque ».
L’homme politique (1905 – 1914)
Lorsqu’il démissionne de l’armée, Driant est débarrassé de son devoir de réserve. Sa liberté d’expression retrouvée, il s’estime désormais plus utile à la Nation. Il se lance dans une intense activité intellectuelle, littéraire et politique. En plus d’être romancier, il devient essayiste, journaliste, conférencier, pour finir député dans l’hémicycle.
Devenu rapidement une figure des milieux nationalistes, il fonde lui-même plusieurs organisations comme la Ligue Antimaçonnique Française, et son équivalent réservé aux femmes, la Ligue Jeanne d’Arc. Émile Driant fait du combat antimaçonnique l’un de ses grands combats, autant pour des raisons personnelles que religieuses.
Il rédige de nombreux articles notamment dans le journal L’Eclair. Ses articles ne sont pas timorés, il n’hésite pas à mettre nommément en cause des personnalités, y compris militaires. Par exemple, lorsqu’il attaque le général Percin dans un article de L’Eclair, l’affrontement se termine en duel au sabre que Driant gagne !
Si Driant prend part aux luttes politiques de son temps qui opposent les nationalistes à la gauche, son attention ne se détourne pas des dangers extérieurs. En 1906, il part en Allemagne assister aux manœuvres de l’armée allemande et ce qu’il y voit l’inquiète au point d’en faire un livre au titre explicite : Vers un nouveau Sedan. Faisant référence à la terrible défaite de Sedan en 1870, Driant estime que la France se dirige vers une nouvelle catastrophe car il a pu constater que l’armée et la nation allemandes sont largement mieux préparées à la guerre que l’armée et la nation françaises. La situation l’angoisse et il tente vainement d’alerter l’opinion publique et les autorités sur l’impréparation française à la prochaine guerre.
Lors des élections législatives d’avril 1910, il est élu député de Nancy en Lorraine (un choix symbolique) dès le premier tour et sera réélu triomphalement en avril 1914. Pour Driant, c’est une tribune de plus ! Surtout, il peut désormais agir concrètement sur la politique du pays. De ce point de vue, il ne s’est pas trompé quand il pensait se rendre plus utile pour le pays en démissionnant de l’armée. Prenant toujours la parole pour défendre l’armée contre les discours antimilitaristes de plus en plus répandus, il s’investit particulièrement sur les questions de défense nationale au sein de la Commission de l’Armée, toujours dans l’objectif de préparer le pays au prochain conflit qu’il sait inévitable. Il apporte sa contribution sur de nombreuses mesures comme le vote de la loi qui augmente la durée du service militaire, le renforcement des défenses de Lille et de Nancy, la modernisation de l’armée ; mais aussi sur des questions de justice sociale, d’économie, de fiscalité, de liberté de l’enseignement et de culte, de décentralisation, etc.
Héritier du catholicisme social du XIXe siècle, ce mouvement intellectuel très fécond qui entendait concilier justice sociale et tradition chrétienne, dans un monde gagné par l’industrialisation et la dégradation dantesque des conditions de vie des travailleurs en résultant, Driant se montre très sensible aux questions sociales : partisan du mutualisme, il défend la mise en place d’un système de retraite ouvrière mutualiste à la place de celle fondée sur la capitalisation, l’accès à la propriété et la participation au capital, l’amélioration des conditions de travail, etc. Il participe par exemple activement à la mise en place du premier Code du travail et de la Prévoyance sociale en 1910.
L’homme privé
Sur le plan personnel, Emile Driant est un catholique pratiquant et sincère, un ami fidèle et bienveillant, un père de famille comblé malgré les drames, un sportif hyperactif et un passionné à la curiosité intellectuelle insatiable.
Nous l’avons vu plus haut, Émile Driant a épousé Marcelle Boulanger en 1888 à Paris. Ils auront six enfants, dont deux mourront en bas âge à cause des mauvaises conditions de vie au sein du protectorat lors de leur second séjour en Tunisie. Malgré le drame que représenta la perte de deux de ses enfants, Émile Driant sera un père de famille comblé et heureux, particulièrement attaché à sa fille unique, Marie-Térèse, née en 1890 et dont le nom est orthographié sans “ h ” en référence à la Sainte espagnole Térèse d’Avila.
Fidèle en amitié, Emile entretient tous les jours une correspondance abondante, que ce soit avec le monde militaire, religieux, politique, intellectuel, artistique, etc. Il s’amuse à faire apparaître certains de ses amis dans ses romans, en modifiant à peine leur nom, voire même sans les modifier du tout, une façon de manifester son attachement et sa reconnaissance envers eux.
Driant multiplie les centres d’intérêts, toujours en lien avec les progrès techniques : photographie, bicyclette, automobile, aéroplanes … Toute sa vie, Driant prendra et se fera prendre en photographie avec ses amis ou ses soldats. Parfois, il s’amuse à faire des légendes comiques sous certains clichés, car l’homme est capable d’auto-dérision. « Même au Bois des Caures, à la fin de sa vie, il continuait à prendre en photo ses chasseurs ou à se faire prendre avec eux, laissant ainsi de précieux témoignages photographiques » écrit Jérôme Driant , l’un de ses arrière-petit-fils, dépositaire de ses archives, responsable du Musée Driant installé dans son village natal et des sites internet « driant.fr » et « danrit.fr », des sites consacrés à la mémoire de son aïeul, le second site étant consacré spécifiquement à l’œuvre littéraire du colonel.
Sportif, il se passionne pour la bicyclette dont il souligne l’intérêt militaire, organise des courses avec un club cycliste qu’il a fondé lui-même, rédige des articles dans des revues cyclistes. L’automobile n’échappe pas à sa curiosité, le couple Driant appartient à l’Automobile Club de France et le colonel en possèdera lui-même deux.
Membre également du Club Aérostatique de l’Aube, la dimension aérienne naissante attire toute son attention : il participe par exemple à des ascensions en ballons, devinant l’importance que la dimension aérienne aurait dans le futur, comme nous l’avons vu dans son roman L’Aviateur du Pacifique. Entre toutes ces activités, il pratique la pêche et la chasse comme passe-temps. Lors de son second séjour en Tunisie, il avait même participé à des fouilles archéologiques.
Dans un contexte d’anticléricalisme virulent, Driant exprime une Foi catholique assumée et même revendiquée, notamment dans son combat antimaçonnique. Une Foi qu’il entretient par une correspondance assidue et des liens personnels étroits avec de nombreux religieux. Un exemple de sa dévotion, rapporté par Jérôme Driant : en 1896, son épouse Marcelle ayant réussi à guérir d’une violente fièvre en dépit du « diagnostic extrêmement pessimiste des médecins », « Driant tint à déposer un ex-voto en action de grâces à la basilique Notre-Dame des Victoires, à Paris pour cette guérison inespérée ».
Le rappel aux armes (1914 – 1916)
Voici le mois d’août 1914 : le grand conflit auquel Emile Driant s’est préparé toute sa vie, et auquel il a tenté de préparer la Nation, éclate. Pourtant, il est âgé de 59 ans et effectue un mandat de député qui lui permettrait d’éviter de se battre. Evidemment, il est inconcevable pour lui de rester à l’écart. A sa demande, il est réintégré dans l’armée au grade de chef de bataillon, mais il craint rapidement d’être mis à l’écart en raison de son âge. Crainte de courte durée : dès le 13 août, il est nommé commandant du groupe formé des 56e et 59e Bataillons de Chasseurs à Pied (BCP). Le voilà qui retrouve ses chers Chasseurs qu’il avait quittés en 1905 !
Le 1er septembre, déjà, Driant se distingue par son courage lors de l’attaque du village de Gercourt, occupé par les Allemands, qui lui vaut une citation à l’ordre de l’Armée et rien de moins que la promotion au grade d’Officier de la Légion d’honneur. Suite à ce fait d’armes, il est promu lieutenant-colonel le 10 mai 1915.
Le bois des Caures
En novembre 1915 : Driant est affecté à la défense du Bois des Caures, au Nord de Verdun, sur la rive droite de la Meuse, avec ses unités des 56 et 59e BCP.
Par une série de renseignements recueillis sur le terrain, le colonel Driant fait partie des rares militaires, avec le général de Castelnau, qui pressentent l’imminence d’une attaque allemande sur Verdun. Il tente en vain d’avertir sa hiérarchie, il utilise son statut de député pour alerter le ministre de la Guerre en personne, toujours en vain.
Pressentant l’imminence de l’offensive allemande, la veille de l’attaque, le colonel Driant se confesse et confie son alliance à son secrétaire. Driant décide de s’adresser à ses soldats : « Mes petits chasseurs, vous voyez que je tiens la promesse que je vous avais faite d’être au milieu de vous à l’heure du danger. Cette heure est venue… je ne vous cacherai point que nous ne devons compter que sur nous-mêmes, car nous sommes isolés du reste du monde. Nous devons être prêts à recevoir le choc sans broncher, et à nous faire tuer sur place plutôt que de reculer d’une semelle, car il nous faudra tenir jusqu’au bout, pour donner au commandement le temps de sauver Verdun, le temps de sauver la France ! Mes amis, vous savez que je vous ai constamment ménagés, servis de mon mieux… mais maintenant, votre tour est venu, notre heure peut-être. Sachons tomber pour la France, en dignes chasseurs, face à l’ennemi. Quant à moi, vous avez ma parole : je me ferai tuer sur place mais je ne me rendrai pas ! »
Et le 21 février 1916, à 7 h 15 du matin, le déluge de feu s’abat sur le bois des Caures. Le bombardement dure dix heures, jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Lorsque les Chasseurs sortent de leurs abris pour rejoindre les tranchées, ils ne reconnaissent pas le paysage autour d’eux : la forêt a définitivement disparu, remplacée par un paysage lunaire saisissant. Les Allemands attaquent, les Chasseurs se défendent, le combat se transforme parfois en corps-à-corps. Au soir, l’ennemi a réussi à s’emparer de certaines tranchées, alors les Français lancent des contre-attaques et les reconquièrent. Driant parcourt les tranchées de bout en bout, indifférent au danger, pour galvaniser ses soldats.
Le 22 février, à 7h du matin, le bombardement reprend et cesse vers midi. L’ennemi relance son attaque, les Français se battent à pratiquement un contre dix. La suite a pu être reconstituée grâce aux témoignages : « Leur colonel est au milieu d’eux, il prend un fusil et fait le coup de feu. Le Bois des Caures n’existe plus comme couvert. Les masses ennemies l’encadrent. Trois compagnies de première ligne meurent à leurs postes, submergées par deux régiments. La compagnie Seguin fait merveille. On se bat à la grenade tant qu’il y en a, puis à coups de pierre, à coups de crosses.
A 13 heures, nouvelle attaque. Toujours un fusil à la main, Driant est sur le dessus de son poste de commandement, au milieu de ses agents de liaison. Il est d’excellente humeur. Tireur d’élite, il annonce le résultat des coups, les fautes de pointage. La compagnie Simon contre-attaque et fait même des prisonniers.
A 16 heures, il ne reste plus qu’environ 80 hommes autour du lt-colonel Driant, du Commandant Renouard et du Capitaine Vincent. Tout à coup, des obus viennent de l’arrière. Le Bois des Caures est donc tourné. C’est la fin. Dans le but de combattre encore ailleurs et de ne pas être fait inutilement prisonniers, Driant ordonne, la mort dans l’âme, aux derniers Chasseurs encore debout de se retirer en arrière du bois. Trois groupes s’organisent. Le groupe du colonel comprend la liaison et les télégraphistes. Chacun s’efforce de sauter de trou d’obus en trou d’obus, cependant qu’une pièce allemande de 77 tire sans arrêt. Le colonel marche calmement, le dernier, sa canne à la main. Il vient de faire un pansement provisoire à un chasseur blessé, dans un trou d’obus et il continue seul sa progression, lorsque plusieurs balles l’atteignent : « Oh là ! Mon Dieu ! » s’écrie-t-il. Le député de Nancy fait un quart de tour sur lui-même et s’abat face à l’ennemi, sur cette parcelle de terre lorraine. »
Sur les 1200 Chasseurs du bois des Caures, à peine une centaine survivra à la bataille. La résistance héroïque de Driant et de ses Chasseurs permet à l’Etat-Major français de réagir et d’envoyer des renforts. Les Allemands comptaient sur l’effet de surprise et la rapidité pour s’emparer de Verdun. Driant et ses soldats leur ont fait perdre ces deux atouts qu’ils ne retrouveront jamais.
Etrange ironie dont l’Histoire a l’habitude, la famille Driant, venue s’installer en Picardie au XVIe siècle, était originaire de Bretagne, et le nom « Driant » en breton signifie « épine » . Une épine dans le pied des Allemands, c’est exactement ce que furent Driant et ses soldats, et quelle épine ! Une épine qui leur a peut-être fait manquer à jamais Verdun.
Hommages et naissance du mythe Driant
La mort de Driant devient rapidement un symbole, notamment grâce aux articles de Maurice Barrès dans L’Echo de Paris. Le 28 juin, La Ligue des Patriotes, présidée par Barrès, organise une messe à Notre-Dame de Paris en hommage au colonel et ses Chasseurs. Les Allemands ont respectueusement enterré le colonel dans une sépulture soignée. En 1919, son corps est exhumé, reconnu est à nouveau enterré au même endroit, en attendant la construction d’un monument commémoratif. L’emplacement de cette tombe provisoire existe toujours. Une stèle est érigée à l’endroit précis où le colonel a trouvé la mort. Enfin, en 1922, le monument définitif est inauguré en présence d’André Maginot, de Maurice Barrès, du général de Castelnau et de quelques survivants des Chasseurs. Conformément au souhait qu’il avait exprimé d’être enterré parmi ses soldats, le corps d’Emile Driant y repose depuis et pour l’éternité, entouré par les tombes de treize de ses Chasseurs, inconnus, dans cette terre de Lorraine, dans ce sol du bois des Caures.
La mort héroïque du colonel Driant est une forme d’aboutissement logique d’une vie exceptionnelle qui a su concilier les qualités d’homme de lettres, d’intellectuel et homme d’action. En introduction du site internet consacré à la mémoire de son ancêtre, Jérôme Driant écrit : « Peu d’hommes ont réuni autant de facettes, d’officier brillant, d’écrivain populaire, d’homme politique engagé et de héros légendaire, à un tel niveau d’excellence ! C’est cette diversité de talents réunis dans l’unité et la cohérence d’une vie vouée au service de son pays, qui fait la beauté du parcours et de l’œuvre d’Émile Driant. C’est elle que ce site entend saluer et faire découvrir. »
Alors que la France vit une crise sans précédent dans tous les domaines, en particulier une gravissime crise morale avec une perte de sens bien plus grave que celle de l’époque du colonel Driant, nous devons nous souvenir que des hommes comme le colonel Driant, par leur action et leur sacrifice, nous imposent de nous montrer dignes d’eux et nous rappellent que rien ne justifie n’abandonner le combat pour la France ou pire encore, de désespérer de son avenir. C’est à notre génération qu’il appartient désormais de porter les couleurs de France, et que la vie d’hommes comme le colonel Driant nous servent d’exemple et d’encouragement.
Maintenons le souvenir.
C’est à cela que ce modeste article a essayé de se consacrer
Je remercie vivement M. Jérôme Driant, descendant du colonel, dépositaire de ses archives, et vice-président de l’Association des amis du Musée Driant installé à Neufchâtel-sur-Aisne, qui a bien voulu prendre sur son temps pour relire ce modeste article et m’a autorisé à reproduire ses photographies de famille pour servir d’images d’illustration.
Je ne peux qu’inviter le lecteur curieux d’en découvrir davantage à visiter le remarquable site internet qu’il a consacré à la mémoire de son aïeul : https://www.driant.fr/
Ainsi que le site qu’il a consacré spécifiquement à son œuvre littéraire : https://www.danrit.fr/
Baptiste Degrune (Étudiant en M2 d’Histoire militaire à Paris IV Panthéon-Sorbonne)