A Girl Reading, 1878, Charles Edward Perugini
Objets essentiels et non essentiels. Commerces essentiels et non essentiels. Tandis que la nourriture, les médicaments et les préservatifs avaient été classés dans la catégorie dite des “essentiels”, livres et fleurs étaient relégués parmi les prohibés. On pouvait sortir pour faire ses courses et aller au travail, mais non pour suivre des cours ou rendre visite à ses proches solitaires. Voilà la mentalité matérialiste dévoilée : l’essentiel est de se nourrir et d’être en bonne santé. Se cultiver et entretenir les liens sociaux n’est plus qu’accessoire, un hobby. Le rite, même funéraire, a lui aussi été assigné au rang des inutiles.
Mais que désigne-t-on par les “choses inutiles” ? Il s’agit de l’art, la poésie, la littérature, la philosophie, l’histoire, qu’on dénomme communément la culture…Or notre société méprise précisément ces domaines qui élèvent l’homme sans le distraire ou l’exploiter..La lecture ne plaît plus que lorsqu’elle procure un plaisir immédiat (la « beauté facile » que dédaignait Tocqueville), et la littérature est devenue un marché dont la valeur est mesurée par le nombre de ventes. L’art lui-même n’a pas échappé aux spéculations. Quant à la musique, nul besoin d’évoquer la mainmise de l’industrie sur toutes les productions artistiques. Une des victimes les plus tristement touchées par cette dictature de l’utile est l’université. Les chiffres montrent que les étudiants privilégient de loin les filières scientifiques aux humanités (et ce, dès le lycée), qui sont parfois désertées, comme les lettres et la philosophie. En effet, à quels métiers mènent-elles ? S’il n’y a ni carrière ni argent à la clé, ça n’en vaut pas la peine. Quant au droit, discipline disposant pourtant aux spéculations philosophiques et politiques, il est devenu de plus en plus technique et professionnalisant. Finis les thèses et les mémoires passionnants, place aux alternances lucratives.
Jules Verne, grand prophète de son siècle, avait déjà vu ce drame dans son roman Paris au XXe siècle. Tout juste diplômé en Lettres classiques et lauréat du concours de poésie latine de son université, Michel Dufresnoy, un jeune parisien des années 60, est contraint de travailler dans une banque pour survivre. Tous ses camarades, eux, s’orientent vers des disciplines technologiques ou financières où ils apprennent l’anglais et le chinois, plus utiles aux échanges commerciaux que la scansion latine. Il finira par mourir ignoré de tous, dans un monde qui condamne les poètes et les rêveurs. L’auteur des Voyages extraordinaires avait là anticipé la société utilitariste dont la seule idéologie serait le profit. Ionesco confirmera les oracles de Jules Verne dans Rhinocéros : « L’homme moderne universel, c’est l’homme pressé. Il n’a pas le temps. Il est prisonnier de la nécessité. Il ne comprend pas qu’une chose ne puisse pas être utile. Il ne comprend pas que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile. »
Mais il serait vain de dénoncer un phénomène sans en déterminer les causes. La définition de l’utile nous éclaire déjà : est utile ce qui donne un profit. Or, cette définition nous vient de l’esprit mercantile qui a surgi à la fin de l’époque médiévale. Alain de Benoist, dans un essai sur L’Esprit bourgeois, nous explique que la société capitaliste, née à la fin du XIIIe siècle dans les républiques nord italiennes, a créé un certain type psychologique prompt à économiser, épargner, soupeser. Les vertus bourgeoises ont été au fur et à mesure vantées jusqu’à devenir le modèle au XVIIIe siècle. Dès lors, il s’agit de supprimer le superflu : l’idée est née que tout ce qui n’a pas d’utilité calculable, « ce qui ne peut être rationalisé, est inutile, superficiel, ou non-existant » (Alain de Benoist). Le bonheur est réduit au bien-être corporel. Mais cette mentalité ne s’est pas restreinte au matériel, qu’elle vénère pourtant ; elle a contaminé tous les aspects de la vie. Les vertus, la religion et la morale deviennent des instruments pour maintenir l’ordre et la paix, conditions indispensables à leur commerce. Le temps lui-même est contaminé par cette idéologie, d’où la fameuse maxime de Benjamin Franklin : time is money.
Face à la morale utilitariste de bourgeois qui a « la haine du gratuit, du désintéressé », Werner Sombart décrit la figure du seigneur du Moyen-Âge dont le banquet et le tournoi sont les symboles de cette attitude généreuse,prodigue, peu regardante sur les dépenses. Le faste des habits et des parures, le raffinement des mets, l’étalage des armures, des chevaux et de l’attirail militaire lors des joutes, le défilé des troubadours et des ménestrels…Tout cela paraît à l’esprit calculateur désespérément futile. Ce dernier est frugal, appliqué, il épargne et cultive la tempérance et l’esprit d’ordre. Le mécénat véritable lui est étranger, l’art n’est pour lui qu’une énième matière où investir. Les vertus désintéressées d’honneur et d’héroïsme sont ainsi détrônées au profit du pragmatisme et de la mesure. Sombart résume cette différence de principe : « Vivre pour l’économie c’est épargner ; vivre pour l’amour c’est dépenser. »
Or, c’est ce noble éros que l’on asphyxie partout : cet amour du vrai, du bon et du beau, qui seuls rendent l’homme heureux. Ce dernier a besoin du savoir inutile et de l’art, qui ont justement une utilité essentielle, celle de rendre « l’humanité plus humaine ». Tocqueville nous avait prévenus : « L’éloge de l’utile et la dévalorisation des activités de l’esprit pourraient faire basculer les hommes dans la barbarie ». Dans L’Utilité de l’inutile, le professeur Nuccio Ordine défend de toute son âme les “choses inutiles” dont l’université est pour lui la gardienne la plus sûre. En effet, celle-ci a été créée pour la formation et la rencontre des esprits, dans le but de chercher la vérité avec une place royale accordée aux humanités, qui portent si bien leur nom. La recherche fondamentale aainsi été peu à peu abandonnée par l’État. De même, les matières considérées comme peu utiles ou peu rentables ont été sacrifiées sans se rendre compte qu’elles sont le fondement de la société. Nuccio Ordine montre l’exemple des langues mortes qui ne sont plus enseignées quand trop peu d’élèves s’y inscrivent : il nous explique que si ces langues tombaient dans l’oubli, nous deviendrions incapables de comprendre les inscriptions archéologiques, et perdant ainsi notre mémoire historique, nous serions coupés de nos origines. Et « si on ne connaît pas le passé, on ne peut comprendre le présent ni prévoir le futur » (Nuccio Ordine). Simon Leys, dans un discours en 2006 à l’Université catholique de Louvain, avait alerté ses confrères : « Quand l’université cède à la tentation utilitariste, elle trahit sa vocation et vend son âme ». Outre l’élimination en règle des disciplines non-rentables, c’est tout l’esprit de l’université qui a été changé : Newman s’insurgeait déjà de son temps contre « l’université-entreprise » et son « élève-client », préparé pour le marché par des formations pratiques et professionnalisantes. Cette philosophie utilitariste des connaissances a d’ailleurs été propagée par Jérémy Bentham et John Stuart Mill, engendrant ainsi la course aux diplômes. De même, la lenteur dans l’enseignement, propice au raisonnement et à la créativité, a cédé sous les injonctions d’efficacité et de vitesse, qui laissent s’échouer l’esprit sur l’écume des idées.
Devant cette dictature utilitariste qui empoisonne l’université, la meilleure résistance consiste à se cultiver et transmettre notre héritage civilisationnel, parce qu’on l’aime et que l’on cherche la vérité. Il est étonnant d’observer que, dans une société où l’on gaspille en masse les biens matériels, on ne sache plus dépenser l’immatériel, et en tout premier lieu le temps. L’homme moderne, qui ne veut pas perdre une seconde, est incapable de s’ennuyer. Cette (in)activité qui consiste à dépenser du temps, est pourtant essentielle à l’équilibre psychique et au bonheur. C’est dans ces moments de grâce que l’on imagine, spécule, médite, et que notre âme se laisse bercer par les élévations poétiques…Il faut renoncer à rentabiliser ses journées si l’on veut se perdre chez les antiquaires, emprunter une collection de bouquins sur les civilisations disparues, flâner dans les rues ou dans la campagne, contempler la beauté qui s’offre à nous,… Et cela vaut d’autant plus dans notre manière d’étudier. Si nos professeurs nous ont répété à longueur de journée qu’il ne faut pas « bachoter », c’est parce qu’ils connaissaient bien la valeur de l’apparente inutilité. Réussir n’est certes pas négligeable ; mais il est vital pour une société que certains apprennent pour la beauté même de la connaissance. Ces ascètes de la culture sont un bol d’air pour la masse soumise aux contraintes économiques. Prenons donc à bras-le-corps les matières que nous étudions et tirons-en la substantifique moelle, n’hésitons pas à approfondir le détail d’un cours qui nous a particulièrement plu et – qui sait – cela nous aidera peut-être lors d’un examen. Goûtons, apprécions, échangeons avec nos professeurs, admirons-les et devenons-en les disciples.
Au sommet de cette énumération des choses « inutiles », s’en trouve une qui pourrait bien nous sortir des méandres de l’utilitarisme, la dernière, peut-être, à avoir échappé au marché. Pour elle, ni formations ni diplômes ; elle est celle dont les auteurs se considèrent comme les porteurs de flambeau, comme les intermédiaires entre le Ciel et la Terre, celle qui s’élève comme une prière : la poésie. Pour faire prendre conscience à nos semblables qu’il importe de revenir à l’essentiel, une génération de poètes aux cœurs généreux doit se lever !
Maylis C