De toute les batailles de l’Histoire de France, Verdun occupe le rang de celles qui sont devenues légendaires, de celles qui ont produit leurs mythes et leurs images profondément enracinées dans la conscience collective. Mais un évènement en particulier a donné naissance à un mythe singulier, l’un des plus surprenant de la Grande guerre.
L’Enfer de la Pentecôte 1916
Le 11 juin 1916, c’est le dimanche de la Pentecôte. Mais à Verdun, il n’y a point de jour du Seigneur. Ce jour-là, les poilus du 137eRégiment d’Infanterie (R.I. en abrégé) subissent dès l’aube un bombardement, un déluge infernal d’une durée de dix heures ! Les Français savent que ce bombardement annonce une attaque allemande imminente. L’armée française a beau être victime de démoralisation et d’indiscipline depuis plusieurs semaines, les soldats du 137e, composés de Vendéens et de Bretons, ne vont pas flancher face à l’ennemi. Pourtant, les poilus doivent tenir une position très inconfortable : située en contrebas du plateau de Douaumont, depuis lequel les Allemands dominent les positions françaises, avec le dangereux Ravin de la Dame dans leur dos. Un ravin si dangereux que les soldats l’ont rebaptisé le Ravin de la Mort, un surnom resté dans la toponymie. Depuis cette position, les liaisons téléphoniques avec l’arrière sont difficiles, quand elles ne sont pas impossibles.
Vers 5h du soir, le lieutenant GRENIER, qui commande la 3e compagnie de mitrailleuses, est enseveli avec quelques-uns de ses hommes. Sous la violence des bombardements la terre devient meuble, instable. Le lieutenant-colonel GAUTHIER, commandant le 137e R.I., remplace GRENIER par le lieutenant Lucien POLIMANN (1890-1963) à la tête de la 3e compagnie.
Lucien POLIMANN est un jeune officier âgé de 24 ans. Ce fils d’agriculteurs a choisi la vocation religieuse. Ordonné prêtre en 1913 à 22 ans, il s’est engagé volontairement comme aumônier militaire en 1914. La République ne reconnaissant pas officiellement le statut d’aumônier dans ses armées, le jeune prêtre devient un officier parmi d’autres. Il est lieutenant en 1916.
Durant la nuit, les canons ennemis se calment, mais les Allemands font quelques incursions pour tâter le dispositif français. Le pilonnage recommence vers minuit et se poursuit jusqu’à l’aube du 12 juin.
Le 12 juin vers 5h30, après 24h de pilonnage intermittent, les Allemands lancent leur première attaque. Ils attaquent à quatre reprises, sans réussir à réduire la poignée de soldats groupée autour du jeune lieutenant POLIMANN. Car dès la première attaque, le 137e R.I. a été disloqué : POLIMANN et la poignée d’hommes qui l’entourent sont isolés du reste de leur régiment. Sur leur gauche, les autres unités du 137e sont capturées par les Allemands. Sur leur droite, les autres ont été contraintes de se replier dans les ruines du village de Fleury-devant-Douaumont. POLIMANN et ses soldats sont désormais complètement seuls. Conséquence tragique : les artilleurs français, croyant cette partie du terrain conquise par l’ennemi, se met à pilonner sans le savoir ses propres soldats du 137e…
Un obus français ensevelit un lieutenant et dix hommes, renverse une mitrailleuse en tuant l’un de ses servants. Les Français tiennent, mais à quel prix : le 12 juin à midi, POLIMANN ne compte plus que 25 hommes autour de lui ! Les pilonnages permanents de l’artillerie des deux camps ont labouré la terre jusqu’à y faire disparaître les tranchées. Les soldats se placent comme ils le peuvent dans les trous d’obus. Le carré d’irréductibles groupé autour de POLIMANN tient encore toute la journée jusqu’au lendemain 13 juin, malgré les attaques à la grenade et au lance-flamme.
Mais à l’aube du 13 juin, il faut se résigner : les provisions sont épuisées, on ne sait plus ni boire ni manger. Surtout, les munitions sont complètement épuisées, les Français ne peuvent plus se défendre face à une nouvelle attaque. POLIMANN et son carré d’irréductibles n’ont plus d’autres choix que de se rendre, non sans avoir d’abord démonté les trois dernières mitrailleuses et éparpillé les morceaux afin qu’elles ne puissent servir à l’ennemi. Ils passèrent le reste de la guerre dans les camps de prisonniers. A son retour en France en 1919, Lucien POLIMANN est fait chevalier de la Légion d’honneur et décoré de la Croix de guerre 14-18 avec trois citations.
Durant cette période, le seul 137e Régiment d’Infanterie perdit 37 officiers, 133 sous-officiers et 1 387 soldats …
Ci-dessous, une image de Lucien POLIMANN
« Quelques papillons de légende »
« La sublime réalité étant née, quelques papillons de légende vinrent autour » écrit l’auteur anonyme d’une brochure parue dans l’entre-deux-guerres sur les évènements de la Tranchée des baïonnettes.
En effet, dès 1919, l’abbé Louis RATIER, un ancien brancardier du 137e, part à la recherche des sépultures perdues de ses camarades sur le champ de bataille de Verdun. Il découvre des fusils émergeant verticalement du sol près de Thiaumont, en contre-bas du plateau de Douaumont. Comprenant qu’il devait s’agir de sépultures de soldats, enterrés à la hâte, il signale sa découverte aux autorités militaires. Cette image des fusils plantés verticalement dans le sol fait alors naître la légende de la « Tranchée des baïonnettes » : des soldats, sur le point de sortir de leur tranchée avec les fusils en mains, baïonnettes au canon, pour passer à l’attaque, auraient été soudainement ensevelis debout par l’explosion d’un obus de gros calibre. Le commandant du 137e, le colonel DE BONNEFOY, fait ériger une petite stèle en forme de croix rendant hommage aux soldats de son régiment « ensevelis fusil en mains dans leur tranchée ». On ignore exactement qui, de l’abbé Louis RATIER, du colonel DE BONNEFOY ou des autorités militaires, a fait naître cette légende en premier.
Ci-dessous, une image de fusils émergeant du sol dans le secteur de Thiaumont en 1919
Toujours est-il que la stèle attire l’attention des visiteurs du champ de bataille, très nombreux dès la fin de la guerre, qu’ils soient simples touristes ou des familles de disparus à la recherche du corps de l’un des leurs.
Un touriste en particulier est ému par la stèle, le lieu et la légende qui l’entoure : le banquier américain George T. RAND décide de faire un don de 500 000 francs pour la construction d’un monument commémoratif. Le projet est aussitôt lancé.
Dans le même temps, en 1920, des fouilles sont menées : sous les fusils plantés dans le sol, vingt-et-un corps de poilus sont retrouvés. Aucun n’a été enseveli debout. Quatorze soldats sont identifiés et inhumés dans la nécropole nationale de l’ossuaire de Douaumont. Les sept corps non identifiés sont réinhumés sur place, chacun sous une croix blanche. Ils y sont toujours.
La même année, les travaux du monument commencent et sont achevés très rapidement. Le monument de la Tranchée des baïonnettes est le premier monument érigé sur le champ de bataille de Verdun où plus de 700 000 hommes, français et allemands, ont été tués. Un portail d’entrée, en béton massif, porte l’inscription suivante : « « A la mémoire des soldats français qui dorment debout, le fusil en main, dans cette tranchée. – Leurs Frères d’Amérique ». Ce portail et sa porte métallique précèdent une allée étroite menant au monument. « Cette allée étroite et inclinée rappelle la montée en ligne des soldats par les boyaux, montée ayant en point de mire une croix latine symbolisant le sacrifice des combattants de Verdun » écrit Nicolas Czubak, membre du conseil d’orientation scientifique du Mémorial de Verdun. Le monument en lui-même est très simple : il s’agit d’une table en béton, soutenue par des colonnes, recouvrant le lieu où furent retrouvés les vingt-et-un corps de poilus et où reposent encore sept corps non identifiés. Une sorte de « dolmen » contemporain. La petite stèle dressée par le colonel DE BONNEFOY a été conservée juste à côté de l’allée.
Le 8 décembre 1920, le monument de la Tranchée des baïonnettes est officiellement inauguré par le président de la République Alexandre MILLERAND en personne, avec la présence de l’ambassadeur des États-Unis Hugh WALLACE (en l’absence de George T. RAND mort entre temps dans un accident d’avion). Il est classé monument historique en 1922. Le ministère des Armées catégorise le monument de la Tranchée des baïonnettes comme l’un des dix hauts lieux de la mémoire nationale en 2014.
Ci-dessous, vue générale du monument recouvrant la tranchée des baïonnettes (photo Mme. JACQUINET
La force du mythe
On ne sait que peu de choses des faits en réalité. On ignore la manière dont les vingt-et-un corps ont été ensevelis. Car des tranchées, nous l’avons dit, il n’y en avait plus à ce moment de la bataille. Les soldats ont-ils été tués sur le coup par l’explosion d’un obus et les corps ensevelis après par d’autres bombardements ? Ou bien ont-ils été enterrés par leurs camarades ? Ou encore par les Allemands ? On ne le saura pas.
Toujours est-il qu’aucun des champs de bataille de la Grande guerre (en France ou ailleurs) n’a révélé des corps de soldats ensevelis en position debout. Et pourtant, des soldats ensevelis vivants, il y en eu des quantités, dans d’innombrables endroits, et souvent bien plus d’ailleurs que dans le secteur de Douaumont. Dans les galeries creusées sous la butte de Vauquois, dans l’Argonne, ce sont des centaines de soldats Français et Allemands qui furent ensevelis par les énormes explosions de la « guerre des mines » dont les immenses cratères sont toujours visibles. Plus de dix mille soldats des deux camps trouvèrent la mort dans les combats pour cette seule butte ! Pour les civils, l’histoire des soldats enterrés debout pouvait paraître crédible, mais elle ne l’était absolument pas pour les anciens combattants qui savaient que les obus ne pouvaient pas ensevelir des soldats restés debout. On ignore même si les premiers fusils découverts en 1919 dans le sol de Thiaumont portaient réellement leur baïonnette.
Des controverses apparurent donc, même si, dès les années 20, on savait que l’histoire des soldats enterrés debout l’arme à la main n’était qu’une légende. « L’histoire était bien trop belle pour ne pas devenir une légende » a même dit plus tard Lucien POLIMANN, qui n’a jamais considéré la légende comme étant un « mensonge » à proprement parler. Parmi eux, l’ancien poilu devenu mémorialiste, Jean NORTON CRU, dans son livre célèbre intitulé Témoins (1928), considère le mythe de la Tranchée des baïonnettes comme « une indigne imposture ».
Ces polémiques autour de la légende qui entoure la Tranchée des baïonnettes nous donne l’occasion de parler du rôle joué par le Mythe dans l’esprit des Hommes. Il existe une différence entre le mythe et le mensonge : le mythe repose sur une réalité, une réalité détournée, enjolivée, instrumentalisée, etc., certes, mais une réalité tout de même.
En revanche, le mensonge est une pure invention qui ne repose sur aucun élément conforme à la réalité. Il n’y a donc pas eu « d’indigne imposture », comme l’écrivit avec une véhémence inutile Jean NORTON CRU, une véhémence qui lui a été souvent reprochée par ailleurs, ou de « mensonge » de la Tranchée des baïonnettes, mais un mythe qui s’est appuyé sur un fait authentiquement héroïque : la résistance acharnée pendant deux jours d’une poignée d’irréductibles au bord du Ravin de la Mort. Des soldats qui résistèrent, malgré un contexte marqué par une démoralisation totale, malgré des bombardements issus de leur propres canons… Le mythe de la Tranchée des baïonnettes n’est donc pas une insulte à la mémoire des soldats tombés et des survivants. C’est sans doute à tort que certains anciens combattants comme NORTON CRU ont ressenti cette légende comme une imposture insultante. L’image de soldats enterrés debout frappe les imaginations car elle symbolise aux yeux de tous l’effort surhumain accompli par la nation tout entière pour obtenir la victoire dans une guerre particulièrement inhumaine et dantesque. En cela, la Tranchée des baïonnettes, lieu d’une action héroïque locale, est devenue par le Mythe le symbole d’un sacrifice et d’un héroïsme collectif.
C’est la raison pour laquelle Jean NORTON CRU lui-même, après son sévère jugement, ajouta :
- « Néanmoins, si l’on me demandait quels titres spéciaux possède la Tranchée des Baïonnettes, je répondrais : pas plus de titres que n’importe quelle autre tranchée de Verdun, mais pas moins non plus. Si ce monument, qui symbolise la ténacité française, n’existait pas, s’il était question, aujourd’hui seulement, de choisir l’emplacement où il dût s’élever un jour, on pourrait discuter des titres de telle ou telle partie du champ de bataille à cette gloire insigne. Car c’est tout le champ de bataille de Verdun qui a été le théâtre d’héroïsme inouï, de Vauquois à Calonne qu’il conviendrait de recouvrir d’un vaste monument, car tout ce champ de bataille n’est qu’une vaste Tranchée des Baïonnettes. Mais le monument existe, il a déjà reçu les hommages, il a déjà vu les prières et les larmes des foules pèlerines ; nous pouvons l’honorer en toute tranquillité ».
Cet article n’est pas seulement l’occasion de rappeler un fait d’armes héroïque et tragique. Il offre l’opportunité de rappeler que si les faits historiques, tout le monde en conviendra, doivent être nécessairement distingués des mythes, nous pouvons redécouvrir le rôle moral, le rôle d’émulation joué par les mythes. Maurice BARRES invoquait la nécessité pour une nation d’avoir ses « professeurs d’énergie ». On ne trouve pas meilleur professeur d’énergie que le Mythe. Et même au-delà de ce caractère mobilisateur des énergies, peut-être plus intéressant encore, le Mythe est aussi un moyen d’accéder à une compréhension plus profonde du réel. C’est la raison pour laquelle les Mythes ne doivent pas être confondus avec de simples mensonges. C’est à notre génération de militants qu’il appartient de réhabiliter le rôle véritable du Mythe dans une vieille Europe en pleine crise civilisationnelle, une crise qui d’ailleurs trouve son origine en partie dans la Première guerre mondiale.
Situé à moins d’un kilomètre de l’ossuaire de Douaumont, le monument de la Tranchée des baïonnettes est très facile d’accès. Il continue d’être l’un des monuments les plus visités du champ de bataille. Il est aujourd’hui noyé dans la forêt domaniale de Verdun, une nouvelle forêt plantée à partir de 1927 qui remplaça les villages, les champs et les prairies, tout un paysage disparu, broyé par les bombardements. Il abrite toujours la sépulture des sept soldats non identifiés lors des fouilles de 1920.
Mes remerciements vont à mes relecteurs, mes camarades de la Cocarde bien évidemment, mais aussi mon ami Louis, ainsi que l’historien militaire Sylvain Ferreira.
Baptiste DEGRUNE, étudiant en seconde année de master d’histoire militaire à Paris IV.
Sources :
Livres :
- Anonyme, La tranchée des baïonnettes, son histoire, Verdun, Les éditions Lorraines Frémont, 32 p.
- Yves, BUFFETAUT, Verdun, guide historique et touristique, Louviers, Ysec Éditions, 2006, 111 p.
- Michaël, BOURLET, Verdun 1916, Paris, Perrin, 2023, 381p.
Sites :
- Article de Nicolas Czubak intitulé « La mémoire des poilus : la tranchée des baïonnettes » sur le site https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/la-memoire-des-poilus-la-tranchee-des-baionnettes