De l’amour à la haine (2) : un historique des relations franco-turques

L’ « union sacrilège de la fleur de lys et du croissant » :  Soliman le Magnifique et François Ier

 

 La France en 1525 est empêtrée dans la Septième Guerre d’Italie, énième chapitre qui fait partie d’une longue succession de conflits où les rois France guerroient pour prendre ce qu’ils estiment être leur héritage légitime : le royaume de Naples et le duché de Milan. Le roi est alors en fâcheuse posture : le 24 février les troupes royales sont défaites à Pavie par à l’armée de l’empereur Charles Quint. Le roi François Ier est fait captif et gardé à Madrid. Après plusieurs mois d’enfermement il est contraint de signer le traité de Madrid dont les clauses sont plus qu’humiliantes : la cession du duché de Bourgogne et du Charolais à l’Empire et le renoncement aux ambitions italiennes. La maison de Habsbourg, emmenée par avec son chef Charles Quint, est alors la puissance hégémonique en Europe.   

L’empire Ottoman est lui en pleine phase d’expansion : en 1453 Mehmet II a conquis la cité millénaire de Constantinople et a mis fin à la survivance grecque de l’illustre Empire Romain. Après lui, son petit-fils Selim Ier unifie le Moyen-Orient sous son joug impitoyable avant qu’en 1522, son fils Soliman s’empare de la Serbie. Les Ottomans campent aux frontières des Habsbourg. La guerre éclate entre les deux monarchies, et Vienne est assiégée sans succès en 1529.

C’est dans ce contexte que le roi de France, affaibli par sa défaite militaire et par les pertes territoriales qui en découlent, se lance à la recherche d’un allié de revers afin de contrebalancer cette toute-puissance voisine. Il faut bien avoir conscience en effet de l’état d’encerclement du royaume de France par les Habsbourg, lesquels bénéficient de communications maritimes ininterrompues de la péninsule ibérique à l’Italie, et de routes terrestres pratiquables de l’Italie du Nord jusqu’à la mer du Nord. Paris est à portée d’une descente armée, d’autant que les frontières du royaume ne bénéficient encore nullement d’un réseau de fortifications efficace. 

Le souverain français trouva en la personne de Soliman le Magnifique un allié de taille, qui pourrait « occuper » l’Empereur en Méditerranée orientale ou à ses frontières terrestres orientales. 

Cette alliance se concrétisa dès 1534, année durant laquelle une flotte ottomane dirigée par le célèbre pirate Barberousse prit part aux côtés des forces françaises à des campagnes coordonnées avec les français contre Gênes. Cette coopération militaire se renouvelle en 1543, puis lors du sac Nice en 1543 où la flotte turque put hiverner à Toulon, ou encore lors de l’invasion de la Corse en 1553.  Ces opérations militaires se poursuivirent jusqu’à la mort de François Ier, puis sous son successeur Henri II.

Cette coopération fut formalisée. En 1532 et 1533 le roi de France et le Calife échangent des ambassades, avant que le traité dit des Capitulations ne soit signé le 4 février 1536. L’Ottoman accorde aux marchands Français le privilège pouvoir commercer librement avec l’ensemble des ports de la Sublime Porte, ce qui permit d’assurer la prospérité de Marseille. Il confie aussi au roi de France la protection des Lieux Saints et des sujets chrétiens de l’empire. Le traité des Capitulations fixa le cadre des relations franco-ottomanes jusqu’à son abrogation à la fin de la Première Guerre Mondiale. 

En cette époque très imprégnée de foi chrétienne, une telle alliance  entre le Roi Très Chrétien et le Calife, littéralement le successeur de Mahomet, outragea les autres puissances chrétiennes qui la qualifièrent « d’ alliance impie » ou « d’union sacrilège de la fleur de lys et du croissant ». Mais comment le roi de France aurait-il pu, au nom de l’idée déjà passée de Respublica Christiana, accepter que la France fut mortellement menacée ? 

L’intérêt national l’emportait désormais sur toute autre considération, y compris la solidarité des chrétiens face aux menaces ottomanes. L’Empire turc était un État comme un autre, avec lequel il est possible rationnellement de s’allier, de commercer, ou de faire la guerre, en fonction des intérêts de chacun. Faudrait-il en conclure un peu hâtivement que les Français n’avaient décidément aucune conscience de ce que représentait la menace ottomane pour l’Europe chrétienne ? Ce serait oublier les grands Princes engagés dans des aventures militaires à l’autre bout de l’Europe afin de repousser les Turcs. Ce serait oublier aussi que la reine Catherine de Médicis, plus tard dans le siècle, après la bataille de Lépante, n’en écrira pas moins à Philippe II une lettre où elle se félicite de la défaite des Turcs. 

Miniature ottomane représentant l’hivernage de la flotte de Barberousse dans le port de Toulon.

Par ailleurs, cette coopération circonstancielle fut entachée d’épisodes malheureux, comme lors de l’hivernage des marins turcs à Toulon où ces-derniers, non contents d’être accueillis aux frais de la France, se mirent à piller les villages alentours. De nombreux jeunes enfants des environs furent enlevés et réduits en esclavage, transformés en rameurs de galères. La cathédrale de Toulon fut saccagée avant d’être transformée en mosquée. Les toulonnais n’obtinrent jamais réparation de François Ier ; il dut même payer une indemnité colossale afin que les Turcs quittent la ville, non sans partir les bras chargés du fruit de leur pillage. Et tout ceci pour des gains opérationnels quasi nuls… Le comportement extrêmement cruel de cette troupe prétendument alliée traumatisa l’imaginaire collectif de la région pendant de longues décennies. 

 

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